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Brandt, que ses fonctions de secrétaire privé auprès de Himmler mettaient à même de savoir beaucoup de choses, félicita Kersten de son succès pour la libération de Bignell. Il fit remarquer toutefois au docteur que Rauter avait l’appui absolu de Heydrich, le grand chef de tous les services de la Gestapo, à l’étranger comme en Allemagne. Et Heydrich n’oublierait jamais que Kersten avait humilié l’autorité de son représentant en Hollande et la sienne propre en s’adressant par-dessus sa tête à Himmler.
— Soyez prudent, acheva Rudolph Brandt.
Kersten fit part de cette conversation à Élisabeth Lube qui tenait sa maison à Berlin. Il ne lui cachait rien. C’était une habitude prise vingt années auparavant, alors que, très jeune, très seul et très pauvre, il avait trouvé en elle une sœur aînée.
Par contre, à l’égard de sa femme qui vivait à Hartzwalde, sans presque en bouger, un instinct de protection lui commandait de la laisser ignorer complètement la partie de sa vie qui commençait à devenir dangereuse.
Élisabeth Lube écouta le docteur en silence, hocha la tête et dit :
— Quoi qu’il arrive, tu as eu raison. Ce vampire de Himmler, il faut bien qu’il serve à quelque chose.
Cependant Himmler, rétabli de sa crise, ne parlait que de la victoire allemande toute proche. Hitler l’avait promis une fois de plus.
C’était le temps de la bataille aérienne d’Angleterre. Les bombardiers de la Luftwaffe, disait Himmler, allaient rendre le peuple britannique à la raison. Il se débarrasserait de Churchill, ce Juif, et demanderait la paix.
Mais les pilotes anglais gagnèrent leur bataille et les lettres de Hollande commencèrent d’arriver pour Kersten au seul numéro postal qui fût inviolable dans toute l’Allemagne.
Brandt lui transmettait, avec un clin d’œil complice, et un toute innocence, les enveloppes qu’il croyait remplies d’effusions tendres. Kersten répondait par un clin d’œil de même nature et emportait les messages.
Au début, il eut peur. Chaque lettre qu’il recevait au Quartier Général S.S., il avait l’impression qu’elle brûlait sa peau à travers les vêtements. Mais quand il en avait, chez lui, achevé sa lecture, il oubliait le risque encouru. Ce n’était qu’un long cri de détresse, un appel désespéré.
Il était naturellement impossible à Kersten d’intervenir pour toutes les injustices et les souffrances dont ses amis l’informaient et même pour la plupart d’entre elles. Dans la liste atroce, le docteur choisissait les cas particuliers les plus pathétiques, les mesures générales les plus barbares, et, au moment propice, pendant le traitement, il en parlait à Himmler.
Peu à peu, il avait élaboré, pour ses demandes, toute une technique. Lorsque le mal dont Himmler était atteint traversait une phase aiguë et que, seules, les mains de Kersten avaient le pouvoir de l’apaiser, le docteur s’adressait, comme il l’avait fait jusque-là, aux sentiments de gratitude et d’amitié du Reichsführer. C’était en son nom personnel, pour sa propre satisfaction, qu’il demandait une grâce, un élargissement, l’annulation ou la suspension d’un décret.
Mais les périodes où il pouvait user de ces moyens étaient les plus rares. Aussitôt la crise passée, Himmler y devenait insensible. Alors, Kersten eut recours à la vanité, si l’on peut dire, historique du Reichsführer.
L’ancien instituteur avait le culte du haut Moyen Age allemand. Il avait trouvé ses héros, ses modèles idolâtrés dans les Empereurs et les Princes de cette époque, tels que Frédéric Barberousse et, au Xe siècle, Henri Ier l’Oiseleur. La gloire de ce dernier, surtout, l’exaltait jusqu’aux limites du délire. Il éprouvait un tel besoin de s’identifier à lui qu’il croyait parfois réincarner, dans notre siècle, sa personne.
Kersten, à qui, plus d’une fois, Himmler avait fait confidence de ses rêves, les mit au service de ses desseins. Il le fit d’abord avec précaution, par crainte de dépasser la mesure. Mais il s’aperçut très vite que, tout en se défendant pour la forme, Himmler était heureux de l’entendre. De douce violence en douce violence à la vanité du Reichsführer, Kersten finit par lui dire avec cette intonation persuasive que les psychiatres emploient pour les fous :
— On parlera de vous dans les siècles à venir comme du plus grand chef de la race allemande, comme d’un héros de la Germanie, l’égal des anciens chevaliers, l’égal de Henri l’Oiseleur. Mais souvenez-vous qu’ils ne devaient pas leur gloire à la seule force et au seul courage. Ils la devaient aussi à leur justice et à leur générosité. Pour ressembler vraiment à ces paladins, à ces preux, il faut être, comme ils l’étaient, magnanime. En parlant de la sorte, Reichsführer, je pense à vous, dans les siècles de l’Histoire.
Et Himmler, qui avait une confiance absolue dans les mains de Kersten parce qu’elles avaient su deviner et apaiser son mal physique, accordait foi, maintenant, à ses louanges, car elles découvraient et calmaient en même temps son mal psychique.
— Cher monsieur Kersten, disait-il, vous êtes mon seul ami, mon Bouddha, le seul qui sache me comprendre aussi bien que me soigner.
Et Himmler appelait Brandt, lui ordonnait d’établir une liste de noms désignés par Kersten et signait l’arrêté libérateur. Et souvent, lorsqu’il restait une place libre sur la feuille entre le dernier nom et la signature, Brandt, qui était entré complètement dans les intérêts de Kersten, par amitié pour lui, mais aussi et surtout parce qu’au fond de lui-même il ressentait une honte et une horreur toujours croissantes d’avoir à préparer, rédiger et transmettre, toujours plus nombreux, les documents qui faisaient le malheur des hommes, Brandt ajoutait à l’insu de Himmler, et après avis de Kersten, deux ou trois autres noms. Et ceux qu’il désignait retrouvaient, grâce au sceau et à la griffe du Reichsführer, la liberté au lieu des tortures, et la vie au lieu du gibet.
Chacun de ces sauvetages donnait une grande joie à Kersten, mais, en même temps, une inquiétude profonde. Les chefs de la Gestapo, les inquisiteurs, les chasseurs d’hommes, les affameurs et les bourreaux, ne pouvaient pas manquer de se demander les raisons qui poussaient Himmler à ces libérations, à ces grâces. Il ne les avait pas habitués à tant de mansuétude. Il avait exigé d’eux, et continuait à le faire, un acharnement inexorable dans la persécution et la terreur. Pourquoi ce changement ?
Kersten pensait qu’un jour ou l’autre l’idée viendrait fatalement à Rauter ou à Heydrich d’en attribuer la responsabilité à celui qui avait arraché l’antiquaire Bignell à son cachot.
Mais les semaines passaient et la Gestapo ne se manifestait point.